Chapitre 10 : Le chaos
Une adolescente traverse seule la forêt. Elle ignore les panneaux indiquant qu’elle pénètre une zone interdite à tout visiteur. Elle s’enfonce de plus en plus entre les arbres jusqu’à arriver à une petite cabane en bois. Elle y entre sans frapper et s’agenouille au pied d’un lit où s’y trouve allongée une femme qui semble très âgée, enveloppée dans de grosses couvertures. Elle lui dit d’une voix douce :
- Bonjour maman.
- Bonjour Anna. Je suis heureuse de te revoir. Je sens la vie dans ton ventre.
- Je savais que tu le remarquerais tout de suite. Mais, je suis si jeune…
- Que te dis la raison ?
- Que je dois avorter.
- Que te dis ton cœur ?
- Que je dois la garder.
- Que te dis Gregory ?
- Que je dois faire mon propre choix.
- Il a raison. C’est à toi de choisir. Il n’y a pas de mauvaise décision, mais tu dois être certaine de toi. Sais-tu qui est le père ?
- Ben oui, tout de même. C’est mon petit copain. Il dit que si je veux la garder, il assumera. Et que si je ne veux pas, il ne m’en voudra pas.
- C’est quelqu’un de bien. Anna, tu sais que la nature fait en sorte qu’il y ait un équilibre sur terre. Pour nous aussi, cet équilibre existe. Nous avons des pouvoirs très puissants qui pourraient amener au chaos si nous étions trop nombreuses. Et si le chaos s’installe, toute vie disparaitra. C’est pour cette raison que nous ne pouvons enfanter que quatre fois durant toute notre existence, et uniquement de filles.
- Veux-tu dire que j’ai des sœurs ?
- Tu n’en as pas. Elles ont été tuées alors qu’elles étaient encore dans mon ventre. Et même dans le cas contraire, elles seraient mortes depuis bien longtemps.
- … Je vais te préparer une mixture. Tu as besoin de forces.
Anna se lève et allume un poêle à bois. Elle commence à faire chauffer de l’eau avant de s’absenter quelques minutes le temps de cueillir des herbes dans la forêt. Elle les écrase entre ses mains, crache dessus pour en faire une bouillie avant de la plonger dans le récipient chauffant. Elle dit alors à sa mère :
- J’ai ajouté du thym et du romarin pour que ce soit un peu plus buvable.
- Je ne sens plus les goûts depuis des jours.
- Je pourrais…
- Non, ma fille, garde tes pouvoirs pour quelque chose d’utile. Je ne devrais déjà pas exister à cette époque.
- Et moi alors ?
- Ton père était de ce monde. Tu y as toute ta place. Le temps a repris son cours. Chaque jour qui passe est comme une année pour moi.
Anna n’ose regarder Héléna. Elle sent de la tristesse s’emparer d’elle alors qu’elle remue l’eau avec une cuillère en bois dans ce vieux chaudron. Et les loups se mettent à hurler à la mort. Tous les animaux de la forêt crient leur peine en même temps. Les larmes d’Anna coulent sur le sol en terre. Elle coupe le poêle et sort de la cabane sans un regard vers le lit.
Elle retourne dans la forêt, de là où elle est arrivée alors que le toit de la maisonnette où vivait sa mère se casse à cause d’un arbre qui vient de pousser de l’intérieur. Il continue à grandir à une vitesse impossible jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de là où a vécu une vieille sorcière pendant des années. Les animaux se calment, Anna arrête sa marche et s’agenouille sur le sol. Une langue vient lui lécher la main :
- Bonjour junior. Comme tu es devenu beau et fort, encore plus que ton père. C’est toi, maintenant, le protecteur de la forêt. Je reviendrai aussi souvent que je le peux.
Le loup plaque son museau sur le ventre de l’adolescente. Anna lui caresse la tête en lui disant :
- Tu la sens aussi grandir dans mon ventre ? Oui, tu la sens. Mais, je ne sais pas quoi faire. Je n’ai pas envie qu’elle vive dans ce monde où l’air est de plus en plus pollué, ou la forêt rétrécit pour construire des résidences hideuses avec des piscines. Je n’ai pas envie qu’elle soit jugée par des imbéciles qui se moquerons d’elle comme tous se moquent de moi. Je me fiche de ces vêtements de marques, je ne veux pas de toutes ces technologies. Si Gregory n’avait pas besoin de l’électricité pour son travail, je lui demanderai même de la couper. Je ne plais aux garçons que parce que je suis « jolie », « chaude » et « facile », comme ils disent. J’ai menti à Héléna : je ne sais pas qui est le père, et je m’en fiche… Il n’y a plus d’équilibre, la nature se meurt, le chaos s’installe.
Le loup se redresse et disparait dans un bosquet. Anna ne bouge pas. Elle a compris qu’il veut lui montrer quelque chose. Elle attend sont retour et le voit arriver doucement, tenant dans sa gueule un animal pas plus gros qu’un petit rat. Il le dépose délicatement dans les mains de l’adolescente qui regarde émerveillée. Elle le porte à sa bouche et souffle dessus pour le réchauffer. Et elle dit :
- Junior, c’est ton bébé ? Il est magnifique. Il a encore les yeux fermés. Il ne doit pas avoir plus de deux jours. C’est un message que tu veux me faire passer ?... Je crois comprendre. Oui, promis, je le protègerai.
Elle reste plusieurs minutes à contempler la petite bête et à continuer à la réchauffer avec son souffle et son corps qu’elle vient de dénuder. Le loup s’allonge à côté d’elle. Les yeux d’Anna deviennent blancs. Sa chevelure foncée s’éclaircit à chaque instant jusqu’à prendre la couleur de la neige. Et elle sort, d’un ton résolu :
- Ma fille sera une sorcière bien plus puissante que moi. Et ses sœurs le seront encore plus qu’elle. Ensemble, nous rétablirons l’équilibre de la nature que les hommes ont décidé d’anéantir. Il y aura des sacrifices, des douleurs, mais c’est le prix à payer pour que les espèces puissent survivre. Si nous échouons, il n’y aura plus de vie nulle part. J’espère juste qu’il n’est pas déjà trop tard. Mon cher ami, nous allons nous battre dès à présent.