Chapitre 2 : Meurs, sorcière
Plusieurs siècles avant notre ère, dans un cachot humide, une femme est menottée, attachée contre une paroi formée de pierres froides, poignets et chevilles enchaînées. Il y fait un noir absolu, aucune lumière naturelle ne pouvant pénétrer l’endroit. Et un bruit de pas, une lueur vacillante s’aperçoit, commence à éclairer les murs, apporte une chaleur éphémère.
Les bruits de pas deviennent plus présents. Des sons de métal cognent contre le sol dur. La femme ouvre les yeux, mais reste à genoux, penchée en avant, les bras tendus en arrière. Ses entraves l’empêchent de tomber. Elle regarde ; elle attend de voir qui va apparaître derrière les barreaux de sa prison, bien qu’elle s’en doute déjà.
La lumière devient trop forte. Elle tourne la tête, la baisse, ferme ses yeux un instant pour s’y habituer. Ces derniers ne connaissent que l’obscurité depuis des jours entiers. Elle n’a plus aucun doute de toute façon, elle n’a pas besoin de voir qui se trouve de l’autre côté de ses barres épaisses en fer forgé. Elle en a reconnu l’odeur nauséabonde, elle en a reconnu le bruit de l’armure. Il s’agit du chevalier qui l’a enfermée.
Il regarde, observe ce qu’il y a dans cette cellule. Il observe ce qui lui donne envie de vomir : elle et tous ces corps mutilés presque à ses pieds qui commencent à se décomposer, à se faire bouffer par les rats. Et l’homme lui dit :
- Tu es puissante, sorcière. Tu devrais être morte depuis bien longtemps.
- 1358.
- Que dis-tu ?
- Le nombre de jours qu’il s’est passé depuis la dernière fois que je vous ai vu. 1365, le nombre de jours qu’il s’est passé depuis que je suis enchaînée à ces murs. Je compte chaque seconde qui passe.
- Je ne reviens que ce jour après une longue croisade durant laquelle j’ai exterminé des milliers des tiens. Mon fidèle serviteur avait donc raison : tu as anéanti toute ma garde. Et tu es toujours en vie. N’étais-tu donc pas à l’agonie lorsque je suis partie ? As-tu su abuser de tes charmes pour quémander nourriture et eau ? Et ensuite, tu les as exterminés, comme des chiens. Ils étaient des gens bien, avec une famille, des enfants…
- De gens bien ? Ah ah ah.
- Qu’est-ce qui te fait rire ainsi, sorcière ?
Elle ouvre les yeux. La lumière provenant de la torche que porte le chevalier dans sa main gauche lui brûle les yeux. Mais, elle tient absolument à fixer son regard sur le visage de l’homme. Elle lui dit alors, les yeux pleins de larmes :
- Ces gens bien… ils n’ont pas attendu une heure après votre départ pour s’emparer de la pureté de mon corps. Ces gens bien ont tué leur propre progéniture qui grandissait en moi, à coup de pied dans mon ventre. Ils ont abusé de mon corps chaque heure jusqu’à leur mort !
- Monstre, je ne crois pas à tes mensonges. Tu les as attirés à toi avec ce corps ensorcelant. Il me donne envie aussi, mais je vais te résister ! Qui te donne eau et nourriture ? Dis-le !
- Personne. Je repousse juste la mort et c’est à grâce à eux. Leur semence est devenue source de mon pouvoir, je me nourris uniquement de lui. Elle est maintenant à son apogée. Je ne crains plus personne, et encore moins toi. Obéis-moi : ouvre cette porte et libère-moi !
Le chevalier sent sa tête tourner un instant. Ses mains s’agrippent aux barreaux de la cellule. Il tente de les forcer, puis, il se met à rire. Et, il répond :
- J’ai vraiment envie de te libérer. Ton pouvoir est grand, je le reconnais. Mais, pas suffisant pour que tu puisses te secourir par toi-même. Tu n’as donc aucun contrôle sur la matière, pas vrai ? Tu ne peux pas te retirer ces chaînes.
- Libère-moi !
- … Peine perdue. Lorsque mon serviteur a vu comment tu as massacré mes hommes, il a fait fondre la clé. Je l’ai tué pour ça ! Mais, je ne comprends que maintenant qu’il a bien fait. Même-moi, je ne peux te libérer. Gaspille ton pouvoir si tu veux, je suis curieux de voir combien de temps il va tenir encore.
La femme ferme les yeux, et les rouvre d’un coup en prononçant des mots incompréhensibles. Le chevalier sort son épée, pose la pointe contre son propre cou. Son corps ne lui obéit plus, il commence à avoir peur. Le métal perce la peau, s’enfonce doucement dans la chair, et il supplie presque :
- Arrête ça tout de suite !
- Vous allez mourir maintenant puisque vous ne m’êtes d’aucune utilité.
- A quoi cela va te servir puisque tu resteras éternellement attachée ?
- … A venger ma mère et mes sœurs que vous avez fait brûler sur le bûcher.
- Tu aurais dû y mourir aussi. Mais les flammes n’ont pas voulu de toi. Pourquoi ?
« Que ta lame transperce ton crâne. Que ton âme pourrisse pour l'éternité »
Et la lame s’enfonce d’un coup brusque dans le crâne, ressortant par le haut, perçant même le casque. Le corps du chevalier tombe lourdement dans un bruit de métal sur les pierres qui recouvrent le sol. Une mare de sang s’y répand.
La femme regarde juste la flamme de cette torche tombée. Elle profite de la lumière, du fait qu’elle dégage un peu de chaleur qui arrive jusqu’à elle. Elle sait que tout ceci est éphémère, que bientôt elle se retrouvera dans le noir complet et dans le froid. Elle sait que ses pouvoirs ne pourront pas la nourrir et la protéger éternellement. Elle profite juste de cet instant, peut-être le dernier de son existence.
Elle découvre enfin ce qui est à l’origine de ces bruits de griffes sur la pierre. Elle voit ces rats se déplacer, la contourner de peur d’elle ou pour la préserver. Et elle entend un souffle court. Elle ressent une autre présence.
- Approche… viens que je te vois.
- Non, vous allez me faire subir le même sort. J’ai peur de vous.
- Je ne te ferai rien subir. Mon pouvoir ne peut fonctionner sur les gens innocents. Et je sens que tu l’es.
- Vous dites la vérité ?
- Je ne mens jamais. Quel âge as-tu ?
- 9 ans.
- J’en ai tout juste le double.
L’enfant apparaît, se montre devant la femme. Elle est implorante et lui demande :
- S’il te plait, trouve un moyen de me libérer. Je suis enchaînée depuis des années. Je ne te ferai aucun mal. Tu n’as pas à avoir peur.
- Etes-vous une sorcière ?
- … J’ai des pouvoirs, mais que je n’utiliserai pas contre toi.
L’enfant ne dit rien un petit moment. Effectivement, elle a l’air totalement inoffensive ainsi attachée. Il regarde à ses pieds et ramasse une pierre qu’il lance sur la femme en hurlant :
- Crève sorcière, crève !
- Arrête, s’il te plait.
Il en prend une autre, et la jette également en prononçant les mêmes mots. Puis, encore une…
« Amis de l’ombre, écoutez mon appel »
L’enfant s’arrête. Cette voix semble sortir des murs. Il regarde autour de lui, tenant une nouvelle pierre à la main, prêt à la lancer sur la femme. Celle-ci continue, la tête baissée, comme murmurant :
« Je ne peux me protéger contre un enfant, même s'il est le mal.»
Puis, levant d’un coup la tête vers le jeune garçon, les yeux d’une blancheur immaculée, elle finit :
« FAITES LE DISPARAITRE ! »
Les rats arrêtent leur festin et sortent précipitamment de la cellule. Ils se ruent sur le garçon et commencent à le dévorer vivant, dans des cris de terreur et de douleur qui durent un temps infini. La femme se met à pleurer tout en disant :
- Je suis désolée. Tu ne m’as pas laissée le choix.
Puis, le silence revient, il ne reste plus qu’un squelette de ce qui aurait pu devenir un jour un homme. La torche s'éteint, la sorcière retourne dans un noir profond et froid.